CINQUANTE-CINQUANTE
Il y a des gens pour dire
que le mélange c’est tout et rien, un conglomérat de n’importe quoi,
il y en a d’autres qui leur répondent par la force de leur métissage
artistique. Nathéla n’a pas toujours eu conscience de cette
richesse.
Elle se souvient à
l’école de son nom écorché, de ses désirs de prénoms “Véronique
ou Géraldine” et surtout de son envie de ne plus être celle qui
sortait de l’ordinaire. Certains lundis matin avaient un autre éclat
aussi quand elle rentrait d’un week-end de fêtes et de danses
géorgiennes.
Les parents sont chacun “cinquante-cinquante”,
une mère française, un père géorgien. Dans sa famille, on trouve
l’arrière-grand-père maternel, fils d’un Ministre de l’agriculture
et du travail pendant les trois années d’indépendance , fusillé à
son retour “inexpliqué” en Géorgie; on trouve un
arrière-grand père paternel, un des tout premiers aviateurs, agent
double certainement, un aventurier tout droit sorti de l’imaginaire;
on trouve des grand-mères françaises, souvent plus géorgiennes
encore que leur époux, un grand-père maternel acclamé dans un stade
géorgien mais choqué par ce voyage soixante ans après l’exil. Des
gens qui traînent des histoires fortes et révélatrices de leurs
origines. Le grand-père maternel est élevé par de vieux géorgiens à
son arrivée en France à l’âge de dix ans, après le suicide de sa
mère et le retour du père en Géorgie, et les actes ont l’évidence de
la fraternité.
A la maison, on parle
français, on danse et on chante géorgien, on se dit les choses
secrètes et tues dans cette langue “si familière”. Avant de
dormir le soir, il y a les petits mots du père, parfois, les
échanges secrets des parents, et cette langue prend des chemins de
traverse, elle n’est pas faite pour le quotidien déjà, elle
accompagne les moments forts. Pendant les réunions familiales, les
récits des années d’occupation évoquent ce temps où il était
interdit de parler géorgien à l’école sous peine de porter un
panneau avec cette inscription “J’ai parlé cette langue de chien”.
Une langue interdite, résistante et liée à un paradis perdu, à un
“vrai paradis”.
Là-bas, tout est gai,
tout est virevoltant et dansant, “les mères soudain accompagnent
les chants et les instruments de leurs mouvements” autour des
tables chantantes, avec cette impatience soudaine à partager la
communauté des destins et l’idée que la force réside dans le fait
d’être tous ensemble, d’être une tribu, avant que les choses ne
soient plus possibles. A quoi rêvent les enfants devenus grands? se
demande “Le coeur à l’envers”, ils continuent de rechercher les
emplacements, les moments où ils éprouvèrent les instants de
bonheurs. Eux n’arrêtent pas d’errer. Ils sillonnent les chemin. Ce
n’est pas seulement de la nostalgie, mais la revendication d’une
mémoire nécessaire à la construction, ces “ souvenirs d’un destin
qui nourrit mon avenir ” (“Les vieux chapeaux”).
On sait se souvenir dans
sa famille, on sait jouer de la musique, tel ses oncles Irakli
spécialiste du jazz New Orléans, “un représentant fidèle et
puriste, avec une réputation de réincarnation d’Armstrong” et
l’autre frère, Sandriko, un “vrai passionné” d’instruments
traditionnels géorgiens qui joue aussi de la guitare, du piano et du
banjo et a accompagné Nathéla sur scène ; on sait écrire, Nathéla
depuis quelques temps écrit ses textes, ses “empreintes”,
sous l’ombre tutélaire de sa soeur aînée Kéthévane, bravant les
interdits et décidant que pour dire les mots des autres “il faut
déjà chanter les siens propres”. La soeur écrivain, la “littéraire”
de la famille, a toujours écrit avec une facilité inhibante, les
pieds en l’air ses dissertes, et les mots, c’était son domaine,
jusqu’au jour où Nathéla a accumulé les petites carnets “avec ses
débuts de chansons” et où tout s’est mis en place.
DIRE L’INDICIBLE
On peut se demander ce
qui fait la légitimité d’un artiste à venir nous parler de la vie.
Pour Nathéla, la question trouve sa réponse dans une certitude, gage
de bonheur et au final “non-choix”.. Elle chantera. Elle a
trouvé sa place, a oublié ses réticences sur ses voies d’existence
possibles, publicitaire redoutant “l’artifice de cet univers”,
décoratrice d’intérieur, comedienne et chanteuse intermittente, au
moment où elle a écouté la nécessité de chanter, elle a trouvé le
mystère même de son existence et soudainement elle n’a plus eu peur
de l’avion.
On pourrait dire que tout
a commencé dans l’enfance. Portes closes, Earth Wind and Fire,
les Beatles, en toile de fond, et le micro à la main, les
week-ends de fêtes géorgiennes, Django Reinhardt et Brel dans le
salon, et dans la chambre du Pollnareff à longueur du journée, le
mange-disques orange, la poupée qui fait non. Il parait que l’avenir
d’un artiste est joué dans ses premières années d’enfance et
d’adolescence. Aller au cinéma MacMahon voir toutes les comédies
musicales des années 40-50 , Fred Astaire, Ginger Rogers, alors “le
summum du bonheur, de la joie” parce que le réel donne plus en
offrant une bande-son aux scènes de la vie.
Quand les mots sont
insuffisants, quand il faut accompagner les gestes, il y a la
musique qui vient dire l’indicible, l’impossible, et on comprend
alors toute l’importance de la chanson. Elle est ce qu’on voudrait
dire aux autres, elle nous fait croire que l’amour pourra être à
jamais ce pur mouvement et nous montre combien cela est difficile.
“Et le ciel qui t’attire est mon chagrin”.
Viennent les amours et
comme par hasard ils la ramènent à son micro. Première expérience
passionnée à quatorze ans et la voix qui ne sort pas. “Cela
reflète mon histoire avec le chant. Je me suis tellement mis une
pression, j’ai toujours non pas rêvé mais envisagé comme une
nécessité l’idée de chanter, j’en étais tellement certaine que mes
premiers sons ont été silencieux.”
La musique l’a conduite à
se tourner très tôt vers des relations amoureuses, ou peut-être
est-ce l’inverse, elles sont indissociables, de son premier amour à
quatorze ans avec les choeurs dans un groupe, à ses premières
chansons écrites à vingt ans. Sans cesse les histoires viennent
scander que “la musique et l’amour sont liées l’une à l’autre”.
Ca ne fait pas forcement voyager léger, on peut se perdre à ces
petits jeux et “les cordes et les discordes sont là pour chanter le
mal” (Discordes).
Des hommes connus,
inconnus, des hommes beaux et séduisants, des hommes à guitares, des
hommes à pianos, des professeurs de chant “un peu psys”, de danse
tout droit sorti de Fame, des hommes lâches, amoureux, traîtres
parfois. Par amants, il faut entendre toutes personnes qui méritent
d’être aimées, considérées.
Sa soeur, ses parents,
les amis et leurs talents, ses musiciens (géorgiens) vraie rencontre
humaine et artistique donnant “vie” au projet. La porte est ouverte,
et sa tête est un “ aquarium ” dit-elle, une mer plutôt dans
laquelle les personnes se glissent passionnément, sans demi-mesures.
SUR NOTRE ROUTE
Toutes ses chansons sont
liées par ce fil qui nous traversent tous, celui de notre histoire
familiale, de notre vie amoureuse, de ces expériences proches qui
font notre mémoire collective. Elles sont un jour ou l’autre
l’occasion d’une disparition, parce que les personnes nous quittent,
nous trahissent, meurent, parce que les illusions suivent le même
chemin. Surtout, que personne ne nous secoue, nous sommes plein de
larmes, exhortait Henri Calet, des larmes qui soudain se
transforment en éclats de rires, en mouvements gais, en mélodies
entraînantes, telle les variations des “Vieux chapeaux” si proches
des soubresauts de l’existence.
Il s’agit de rompre le
concert et de montrer l’existence comme elle est, douce-amère. La
lucidité nostalgique accueille des regards humoristiques et
grinçants sur la cohabitation amoureuse, les “hein” masculins en
réponses aux questions (“Du beurre dans mes épinards”) ou les envies
de l’autre “forcément érotiques” (“Il est temps”). Car l’humour,
c’est aussi chercher le quotidien avec des armes perturbatrices,
surtout ne pas se contenter des premiers sentiments et plus encore
ne jamais mater la gaieté. Il serait plus simple de mentir, de dire
que la vie est rose comme un chérubin, mais cela sonnerait comme une
romance mensongère et les choses de la vie sont beaucoup plus
acrobatiques : “J’aime prendre un train, m’asseoir à l’envers,
sillonner les chemins le cœur de travers” (“Le cœur à l’envers”).
Nathéla ne met pas de
distance entre le monde et elle-même, même si la confrontation avec
la vie est parfois insupportable, elle en tire une matière première
apaisante et réconfortante. C’est un corps à corps. Ses chansons
sont les lieux possibles d’exploration des frontières, avec des
risques artistiques et personnels, où sa vision immédiate des choses
nous les rend très proches.
Oui, les hommes peuvent
entrer en terrain conquis et se coucher à la même place dans votre
lit (“Du beurre dans mes épinards”), oui, le désespoir amoureux nous
arrache à la vie (“A pied joint”), oui, on doit vivre sous la
lumière assassine de l’absence (“Novembre”), oui, les obsessions
grignotent nos nuits blanches (“Le temps qu’on y pense”) et il n’est
pas sûr que l’on flanche si les autres nous lâchent la main (“A pied
joint”). Et oui, la vie n’est comme le disait Kerouac souvent que
douleur et souffrance, et les chansons sont souvent là pour dire
cette vérité, tenir en respect le désespoir et tous ces tremblements
intérieurs, ces “milliers de pinçons ” (“Le temps qu’on y pense”),
là pour nous consoler de vivre sur cette route.
Il n’y a rien à
comprendre à la vie, elle est c’est tout, et les chansons viennent
tenter de calmer les plaies ouvertes, “pansements qui sauvent”,
dons offerts comme un réparation possible, planche de salut. Cette
vérité donne une densité et une saveur si différentes, parce que la
musique a un prix. “Souvent, je me demande ce que je ferais sans
la musique. Je fais totalement mienne cette phrase de Nietzsche
“Sans la musique, la vie serait une erreur”.
Nathéla veut ouvrir les
oreilles sur d’autres univers et à travers ses histoires nous parler
de nous. Chaque tentative est un son juste et une acceptation de
notre effacement. “J’ai du mal à laisser partir ce qui n’est plus”
reconnaît Nathéla. Les refrains de là-bas (“Tbilisso”), les moments
perdus avec le père décédé, le paradis des enfants devenus grands
(“Le coeur à l’envers”), les hommes (“C’est plus la peine”), les
tentatives d’idéalisation amoureuse, les fruits défendus de
l’adolescence (“30 ans, des poussière”).
On peut regarder en
arrière, tout ce qu’on a perdu et ce qui va disparaître, et la terre
tourne, les refrains traînent (“l’Amour adultère”), et la musique
est là, créant notre vie réinventée à côté de la vie comme une
extension fragile et précieuse, un abri provisoire, un message
d’espoir. Nos vies sont ces allées et venues, la musique les
éclaire, la nuit sera calme un jour. |